Déchets

La petite mort nucléaire

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L’indicible éternité de la mort nucléaire

Plus de 250 000 tonnes de déchets radioactifs pour 10 ou 100 000 ans. Leur volume, leur létalité et leur péril croissent chaque jour. Non seulement, nous ne sortirons jamais plus du nucléaire, mais les fossoyeurs qui nous enfouissent sous leurs montagnes de poison doivent s’avouer incapables de créer les signaux de danger adéquats, à l’usage des « générations futures ».

Les centrales nucléaires produisent des déchets radioactifs. Ils sont le spectre de la filière qui ne sait qu’en faire. Aussi leur enfouissement en profondeur est-il souvent imposé comme « solution » ; au Nouveau-Mexique, en Finlande et à Bure, en Meuse. Reste cependant le risque – parmi d’autres -, que nos descendants les exhument, par hasard ou par curiosité, déclenchant une apocalypse qu’ils ne sauront ni prévenir, ni combattre. Dans les pays qui envisagent l’enfouissement des déchets radioactifs (Etats-Unis, Finlande, France, Suisse…), des experts se réunissent pour répondre à cette question : comment avertir nos lointains descendants du danger de ces déchets ?

Poser cette question, officiellement, par le biais de commissions d’experts, c’est reconnaître, tout aussi officiellement, que ces déchets sont assez dangereux pour que l’on s’en préoccupe à très long terme. Les consignes données à ces experts recommandent la prise en compte de durées variant de dix mille à cent mille ans. C’est dire qu’à l’échelle de l’humanité, ces déchets représentent un danger qui va au-delà de l’avenir prévisible. On peut d’ailleurs s’effarer de la brièveté des durées envisagées, quand on sait que certains déchets nous menacent, en réalité, pour plusieurs millions d’années. Autrement dit, l’éternité.

Il y a deux messages à transmettre : le lieu de stockage et le danger représenté par son contenu. C’est l’indication du danger qui cause des difficultés car pour l’élaborer, il faut se projeter au-delà du temps que nous sommes capables d’appréhender. Une solution consisterait à graver un avertissement sur un support durable (métal inoxydable, pierre…). Mais quelles langues parlera-t-on sur Terre dans dix mille ans ? (S’il se trouve encore des êtres parlants, bien sûr.) Impossible de le savoir. Tout ce dont nous pouvons être certains, c’est que des six mille langues aujourd’hui existantes, aucune ne subsistera. Elles auront changé au point de n’avoir plus rien de commun avec celles d’aujourd’hui. Que l’on songe aux langues parlées ici même il y a dix mille ans. Si nous faisions un saut en arrière dans le temps, nous ne pourrions comprendre les gens que nous rencontrerions, les langues parlées à cette époque ayant disparu. Il en sera de même dans quelques milliers d’années pour nos langues actuelles. Et cela vaut aussi pour l’écriture. Comment évolueront nos écritures actuelles ? Depuis les cunéiformes tracés dans la glaise il y a cinq mille cinq cents ans jusqu’à nos jours, peu de points communs subsistent. L’évolution continuera sans que nous ne puissions prévoir sa direction.

On peut objecter que certaines écritures transcrivant des langues anciennes furent déchiffrées plusieurs milliers d’années après, l’exemple le plus célèbre étant celui des hiéroglyphes égyptiens. Si les linguistes du 18e siècle ont pu faire ce travail, pourquoi nos descendants ne le pourraient-ils pas ? Ce raisonnement élude le fait que de toutes les écritures de cette période, beaucoup se sont perdues : lorsqu’il reste trop peu d’échantillons d’une écriture, il est impossible de faire le travail d’inférence qui mène au déchiffrage. Miser sur les capacités de nos descendants à le faire est hasardeux. Pire, nous n’avons aucune certitude qu’ils prendraient le temps de déchiffrer notre message avant d’exhumer nos déchets. Dans l’hypothèse où les Egyptiens auraient enfermé des déchets radioactifs dans les pyramides, des mises en garde écrites n’auraient été d’aucune utilité, les premiers archéologues ayant ouvert les pyramides bien avant de pouvoir comprendre les hiéroglyphes. Ainsi, les experts s’accordant la plupart du temps sur l’inutilité du langage, reste l’image : créer et afficher des pictogrammes pour signaler l’existence d’un danger est le moyen le plus fréquemment envisagé.

Les pictogrammes sont des signes graphiques qui ne transcrivent pas la langue, comme l’écriture, mais tentent de communiquer du sens par le biais d’une image simplifiée, d’un petit dessin stylisé. Notre culture moderne les emploie dans les gares, les aéroports, sur les emballages, les objets de la vie courante… Ils transmettent des messages simples : où se trouvent les toilettes, cet emballage est-il recyclable, ce vêtement peut-il être lavé en machine, etc. Ils servent en fait de complément à l’écriture alphabétique, sans la remplacer. À l’inverse, en cas d’emploi pour avertir nos descendants du danger des déchets nucléaires, les pictogrammes auraient une autre fonction. Dans l’impossibilité d’utiliser le langage, ils seraient non plus un écrit de complément, comme aujourd’hui, mais un substitut. Leur fonction serait de livrer un message en lieu et place de la langue écrite dont on vient de voir qu’elle était inutilisable. Cela signifie que les décideurs partent du principe qu’une image serait immédiatement compréhensible, quels que soient la culture, l’âge, l’éducation de l’individu. Il n’en est rien.

Les pictogrammes ne sont ni des signes à la compréhension universelle, ni des écrits dont le sens est évident. Plusieurs études l’ont montré. En 1993 et 1994, Henry Tourneux, linguiste spécialiste de l’Afrique, a testé auprès de cultivateurs de la région de Maroua (Nord Cameroun) la compréhension de treize pictogrammes créés par la FAO pour étiqueter les emballages de « produits phytosanitaires » (autrement dit les pesticides) utilisés dans la culture du cotonnier.

Ses résultats ont montré, d’une part, que fréquemment, les pictogrammes ne sont pas compris comme porteurs d’un message, donc qu’ils ne font l’objet d’aucune interprétation. D’autre part, les interprétations obtenues sont

souvent sans rapport avec ce que l’on a voulu dire. Elles sont même parfois inverses. Le pictogramme indiquant « toxique pour les animaux » devient « produit pour nourrir/soigner les animaux ». Pire, un pictogramme indiquant dans quelles conditions le produit doit être dilué avant utilisation est régulièrement interprété « verser le produit dans un verre et le boire ». Le cas du pictogramme à tête de mort est particulièrement parlant : le sens « danger de mort » n’est pas perçu par plus de 60 % des personnes dans cette étude. C’est qu’il y a dans ce pictogramme une composante culturelle (occidentale) très importante et que, contrairement à ce que l’on croit souvent, il n’est pas universel. Une autre étude, auprès d’enfants en école maternelle, dans la région de Grenoble et en Martinique, a montré que ce même pictogramme à tête de mort n’était pas compris correctement dans la plupart des cas. Les enfants y voient en effet un drapeau de pirate, éventuellement une référence au Capitaine Crochet de Peter Pan, mais très rarement un avertissement contre un danger mortel.

Plus généralement, les études sur l’interprétation des pictogrammes ont montré que celle-ci dépendait beaucoup de la familiarité du lecteur avec ces signes, de sa culture d’origine et de son niveau d’éducation. Les lecteurs qui comprennent le mieux les pictogrammes sont ceux qui sont habitués à les voir, à les déchiffrer et qui ont les meilleures compétences en lecture. Mais en aucun cas un individu non habitué à ces signes ne peut les interpréter correctement à tous les coups, et de loin. Bref, les travaux sur l’interprétation des pictogrammes montrent que ces signes ne peuvent transmettre un message qu’à condition d’avoir fait d’abord l’objet d’un apprentissage. Cet apprentissage, transmission par le langage écrit ou communication orale, ne peut se faire en direction de nos lointains descendants, ce qui annule l’intérêt de ces signes pour les avertir du danger des déchets radioactifs enfouis.

Pour comprendre les pictogrammes, un individu utilise les composantes de sa culture, c’est-à-dire un système de valeurs symboliques dont il a peu conscience mais qui l’imprègne. Quels seront les symboles en usage dans dix mille ans ? En 1999, le Department of Energy des Etats-Unis a chargé un groupe d’experts américains de réfléchir à une signalisation autour d’un site de stockage de déchets nucléaires militaires à vie longue. La consigne était de prévoir un système compréhensible pendant dix mille ans, à savoir la durée qui nous sépare de la fin du paléolithique. Ces experts se sont ainsi trouvé dans une situation symétrique à celle des paléontologues. Ces derniers peinent à comprendre les traces laissées par nos ancêtres, par ignorance de leur système de valeurs symboliques, aujourd’hui perdu. Dans l’autre cas, on échoue à élaborer des signes par incapacité à anticiper un système de valeurs à venir et dont nous ne pouvons prédire la nature. Tout au plus peut-on espérer montrer que l’on a voulu signifier quelque chose. Avec un effet pervers possible : celui d’inciter à ouvrir plus que de dissuader (puisqu’on a pris la peine de mettre une signalisation, c’est donc qu’il y a ici quelque chose d’intéressant), la curiosité étant une constante chez l’être humain. Il est vrai que si l’on suit le programme transhumaniste, de plus en plus en vogue en milieu scientifique, ce successeur n’aura peut-être plus rien d’humain. Des robots et des « intelligences virtuelles », voilà le personnel idoine pour survivre dans un monde de ruines nucléarisé.

Une solution plus efficace consisterait à créer, en même temps que le lieu de stockage, un conservatoire des informations le concernant. Ce conservatoire de textes et de schémas serait l’objet d’entretiens réguliers et les textes, mis à jour – traduits – suivant l’évolution des langues, et ce, jusqu’à l’extinction de la radioactivité. C’est la solution qui sera peut-être retenue par la France pour le site de Bure, dont le sous-sol doit accueillir 100 000 m3 de déchets ultra-radioactifs, dangereux pour des durées de quelques centaines d’années à 3,5 milliards. Solution idéale ? À la rigueur pour les experts linguistes assurés de carrières ad vitam aeternam.

Hélas, nous n’avons aucune certitude que ce conservatoire serait maintenu dans le temps. Qui peut garantir sa survie en cas de conflit violent, de crise économique ou d’incurie politique assortie d’une coupe budgétaire ?

Les normes d’archivage ne sont pas à l’épreuve de milliers de générations.

Quels que soient ses moyens, aucun système de signalisation ne peut prétendre atteindre les objectifs consistant à indiquer un lieu de stockage de déchets et à prévenir du danger mortel qu’ils représentent. En Finlande, le site en construction se nomme Onkalo (« la cachette », en finnois). Les criminels qui ont prévu de le sceller en 2 100 ont décidé que la moins mauvaise des solutions consisterait à ne rien indiquer et à laisser le lieu de stockage sombrer dans l’oubli. En espérant que cet oubli puisse avoir lieu (« Souviens-toi pour toujours d’oublier Onkalo », répète Mickael Madsen dans son documentaire, Into Eternity.) En espérant que nos descendants ne tombent pas dessus accidentellement. S’en remettre au hasard comme solution la moins démente, voilà tout ce que nos nucléocrates ont trouvé ! Ainsi reconnaissent-ils qu’ils ne peuvent rien à l’empoisonnement nucléaire qu’ils ont commis. Ces fossoyeurs nous enfouissent vifs, nous et les « générations futures » sous leurs montagnes de déchets multimillénaires.

Que l’oubli du lieu soit ou non le moins mauvais choix, peu de sites l’envisagent. Cette obstination à enfouir des déchets en profondeur (les cacher), tout en signalant leur présence (les montrer), est tout de même contradictoire. Benford, du groupe d’experts qui a travaillé au Nouveau-Mexique, fait l’hypothèse que l’une des récompenses psychologiques, pour ceux qui travaillent sur la conception d’un site est l’« effet pharaon », autrement dit le désir d’ériger un monument témoin de sa propre grandeur, la satisfaction de laisser une trace.

Grandiose monument à la première civilisation laissant à ses descendants des vestiges mortels, pour une durée de cent mille ans. Si l’on reconnaît une culture au contenu de ses déchets, à la nature de ses vestiges, celle-ci est la plus égoïste et cruelle, la plus nihiliste que l’histoire ait connu. La barbarie technologique des bâtisseurs de centrales est sans commune mesure avec la barbarie sacrificielle des bâtisseurs de pyramides pré-colombiennes.

Un autre motif nourrit sans doute cette obstination à signaler ses déchets : celui de l’étiquetage. Les fossoyeurs s’exonèrent de la culpabilité, comme avec les OGM ou les nanotechnologies ; les déchets étant étiquetés, toute réclamation et scrupules deviendraient caducs. Mais si avec les OGM ou les nanotechnologies, l’étiquetage feint de proposer un choix au consommateur, ce choix n’existe pas avec les ordures nucléaires. On ne peut que fuir la radioactivité – le peut-on vraiment d’ailleurs ? – comme au temps des grandes pestes : « Pars vite et reviens tard ! ». Le système étiquette pour créer une impression de – fausse – sécurité, alors que la traçabilité, dans le domaine agro-alimentaire par exemple, ne sert qu’à retrouver l’origine d’un accident. La communication confond étiquetage avec label de qualité, donnant ainsi l’illusion de contrôler l’incontrôlable, l’illusion de la maîtrise là où tout lui échappe. C’est attribuer une valeur magique à l’étiquetage. Pour répandre cette illusion, nos technomaîtres qui cultivent la démesure prétendent employer des petits dessins, dérisoires en ces circonstances.

Enfin on ne peut qu’être frappé par la multiplication des commissions rassemblant toutes sortes d’experts (futurologues, linguistes, sémioticiens, auteurs de science fiction…), et chargés de résoudre l’insoluble. Bien sûr l’angoisse de la population n’est pas étrangère à leur constitution ni au fait que leur travail soit rendu public.

La technocratie s’affranchit ainsi de sa culpabilité : elle s’est donné une obligation de moyens, nul ne pourra l’accuser d’inertie. Quant aux résultats, qui s’en soucie ? Seul compte le message immédiat : les spécialistes pensent à tout et s’occupent de tout, les experts sont au travail, ils veillent même sur nos descendants, alors pourquoi s’en faire ? Ils trouveront bien quelque chose ! Après nous la contamination. Dans mille ans, nous serons morts, nos brèves existences enfouies depuis longtemps. Il est si facile d’ignorer qu’un jour, des populations sans nulle idée du carnage encouru exhumeront ces bombes radioactives, expédiées dans le futur par les tueurs de masse d’aujourd’hui. Crimes contre l’humanité qui ne seront jamais jugés, ou au mieux par contumace.

Ci-gisent dans ce monde, à l’heure actuelle, plus de 250 000 tonnes de déchets radioactifs. Leur volume, leur létalité et leur péril croissent chaque jour. Nous ne sortirons plus du nucléaire. Jamais. Tout au plus devons nous à l’hypothétique humanité future d’arrêter les criminels producteurs de bombes temporelles.

 Marion Lantoine
12 mai 2012

 Bibliographie :

Agence pour l’Energie Nucléaire (2010), Stockage des déchets radioactifs et territoires d’accueil : envisager l’avenir ensemble, Synthèse de l’atelier du FSC et des rencontres avec les collectivités locales, Bar-le-Duc. (Consultation en ligne)

BORDON, Emmanuelle (2004) L’interprétation des pictogrammes, approche interactionnelle d’une sémiotique,

L’Harmattan, Paris.

VAILLANT, Pascal (1999) Sémiotique des langages d’icônes, Honoré Champion, Paris.

VAILLANT, Pascal, BORDON, Emmanuelle, SAUTOT, Jean-Pierre (2009) « La tête de mort est gaie et M. Beurk est cool », in Revue-texto (en ligne), Volume XIV – n°4.

Into Eternity, film documentaire de Mickael Madsen (2010) édité par Chrysalis films.

Publié dans Urtikan > N°48 - 16 mai 2012 | Marqué avec , , , , , ,