Picardie

Au Nord, il y a le cancer

Défense et illustration du cancer picard. De la contribution du mal industriel à la richesse du pays par un natif d’Amiens, chef-lieu de la Somme.

 (Texte diffusé par Pièces et main d’œuvre. Titre et intertitres Urtikan.net)

Des esprits malavisés, gâcheurs d’encre et de papier, gens de plume et de rêveries, ennemis de la Classe ouvrière, s’en prennent depuis des décennies à l’endémie du cancer, due pour l’essentiel, suivant les épidémiologistes, à l’expansion de l’industrie depuis la Première Guerre mondiale, dans tous les secteurs d’activité et dans toutes les parts du pays. Voyez Dominique Belpomme (Ces maladies créées par l’homme, Albin Michel, 2004), Barbier/Farrachi (La Société cancérigène, La Martinière, 2004), et tous les autres. Ces dénigreurs montent en épingle la mortalité du cancer qui touche un Français sur deux et une Française sur trois, sans compter la pléthore des rescapés plus ou moins provisoires. Il serait trop facile de leur dire que si la Nature n’avait pas voulu que l’on meure du cancer, elle n’eut pas placé cette faculté – parmi tant d’autres – chez les mortels. Faculté activable à loisir par n’importe quel agent industriel ou une combinaison de ces agents. Tant que les hommes meurent – c’est leur nature, leur programme génétique -, peu importe de quoi. Il faut bien mourir de quelque chose. L’admirable est de voir comment la providence marchande fait un bien économique d’un mal sanitaire.

« Certes les ouvriers perdent leur vie à la gagner, mais cependant ils ont de l’ouvrage, et cela passe bien avant leur santé et celle des populations »

Prenons l’exemple de la Picardie, campagnes et marais farouches, terre natale des Illuminés et des Babouvistes, pays de gueux et de braconniers ; l’un des plus pauvres de l’Hexagone. Depuis quenombre d’usines sont parties enrichir des contrées du Tiers-monde, plus gueuses encore, sa population compte parmi celles des quatre régions les plus frappées de chômage, ce fléau absolu. Les statistiques avancent le chiffre de 10,8 % d’inactifs dans la population en âge de travailler, soit près de 100 000 Picards sur 2 millions au total.

Heureusement, les fauteurs de misère ont pris soin d’abréger les tourments de leurs victimes. Ainsi, la Picardie est la région la plus cancérigène après ses voisines du Nord-Pas de Calais et de Haute Normandie. Le cancer, meurtrier d’un tiers des hommes et d’un quart des femmes de la région, a l’avantage de soulager surtout les pauvres, 1,5 fois plus touchés que les riches. Et tout indique que la tendance va s’améliorant. Entre 1980 et 2005, le nombre d’hommes picards atteints d’un cancer a crû de 92%.1 Et l’espérance de vie des habitants de la Somme et de l’Aisne est la plus basse de France après celle des résidents du Nord-Pas de Calais.2

Les causes de cette sélection sociale gisent à l’évidence dans les activités qui ont fait, et font encore le gagne-pain et la besogne quotidienne des Picards. Trois exemples :

1 – Depuis des siècles les habitants des marais de la Haute Somme se livrent à la pêche et au fumage des anguilles. En 2006, la pêche commerciale est sottement interdite du fait de doses massives de pyralène dans les marais. Les fameux PCB, pour polychlorobiphényles. Produits par Monsanto dès les années 1930, les PCB sont des huiles utilisées jusqu’en 1987 comme isolants électriques dans les condensateurs et les transformateurs. Très persistants, ils se fixent dans la graisse des poissons, remontent la chaîne alimentaire jusqu’au lait maternel, perturbent les systèmes endocriniens, affaiblissent les défenses immunitaires, favorisent l’apparition de cancers, irritent les voies respiratoires, diminuent la fertilité, engendrent fatigue et retards neurologiques, troubles de la mémoire et de la thyroïde. L’association Picardie Nature et les propriétaires d’étangs prétendent que ces PCB proviennent d’une usine de retraitement de produits toxiques située en amont de la Somme. La Spedilec, aujourd’hui fermée. Une usine médiatiquement célébrée en 1983 pour le stockage illégal près de Saint-Quentin dans l’Aisne, de 41 fûts de dioxine issus de l’usine italienne Icmesa. Celle-là même dont l’explosion, le 10 juillet 1976, empoisonna la commune lombarde de Seveso d’un nuage composé, entre autres, d’agent orange. La principale activité de l’usine saint-quentinoise était le retraitement d’appareils électriques pour le compte d’EDF. La Base de données sur les sites et sols pollués (BASOL) de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) nous informe que le site était saturé de PCB. Le 22 mars 2012, la Cour d’appel d’Amiens nous apprend que la terre contaminée de cette usine avait été répandue dans le champ d’un agriculteur voisin à qui elle enjoint d’araser les sols infectés dans les dix mois, sous peine de 1500 € d’amende par jour de retard. Depuis 1994, les PCB s’infiltrent dans la terre, jusque dans la Somme et les marais, pour remonter ensuite la chaîne alimentaire des indigènes.

Selon un récent rapport de l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), il est déconseillé d’imiter ces 13 % de pêcheurs amateurs – admirez la précision scientifique du chiffre -, qui se régalent d’anguilles au PCB plus de deux fois l’an. Un autre pêcheur, professionnel celui-là, regrette l’interdiction des ventes d’anguilles : « Des PCB, il y en a partout. Dans les estuaires de la Seine, dans les poissons de mer, la viande, les oeufs, le fromage… On ne comprend pas bien. On a valeur d’exemple certainement… » et l’un de ses collègues « qui ne veut pas entendre parler de l’enquête de l’Anses, ni de PCB, encore moins de principe de précaution », de surenchérir : « Est-ce que vous avez un parachute sur votre dos, un parapluie au dessus de votre tête ? Et le plafond, il ne va pas s’écrouler ? Allons, soyons sérieux. »3

Oui, soyons sérieux, il en va du gagne-pain de ces honnêtes pêcheurs de poison. On ne saurait trop blâmer, d’ailleurs, la criminelle fermeture de l’usine Spedilec et la mise au chômage de ses ouvriers – et pourquoi pas la prohibition du PCB, tant qu’on y est ? Pourquoi pas le démantèlement de l’industrie chimique et des sites Seveso ?

Les fanatiques de la santé et du bucolisme, esprits rétrogrades et ennemis des travailleurs, sont incapables de se hausser à une intelligence d’ensemble des mécanismes économiques. Certes les ouvriers perdent leur vie à la gagner, mais cependant ils ont de l’ouvrage, et cela passe bien avant leur santé et celle des populations. D’autant que le cancer, on le verra, est un trésor industriel, un gisement d’emplois et de croissance économique.

2 – Céréales, pommes de terre et betteraves à sucre poussent au gré des éléments et des intrants chimiques sur les vastes plaines de Picardie. L’agro-industrie occupe les trois-quarts de sa surface.

La Picardie est avec la Champagne-Ardennes et l’Île-de-France, l’une des régions les plus gavées d’engrais et de pesticides dans le troisième pays au monde pour sa consommation de produits phytosanitaires.4 C’était trop beau. Il a fallu que des pleurnichards, victimes négligeables de ces prodigieux produits, médecins à la sensiblerie outrée, s’attaquent à la prospérité de notre agrochimie. « Lundi 7 mai est entré en vigueur un décret qui reconnaît la maladie de Parkinson comme maladie professionnelle et établit explicitement un lien de causalité entre l’usage des pesticides et cette pathologie, seconde maladie neurodégénérative en France après Alzheimer. »5 Pourtant, comme le reconnaît Le Monde lui-même à la suite d’un certain Yves Cosset, médecin à la Mutuelle sociale agricole, jusqu’ici, en dix ans, « le lien entre une maladie dont souffrait un agriculteur et l’usage de pesticides n’a été reconnu que cinq fois », sur environ 5000 reconnaissances, chaque année, de maladies professionnelles chez les agriculteurs. 5 sur 5000 : on mesure l’importance. En outre : « La plupart des pathologies liées aux pesticides apparaissent de manière différée, dix, vingt, voire trente ,ans après le début de leur usage ». Trente ans après : on mesure l’urgence. Quoi ! pour cinq croquants malades trente ans après l’usage de fertilisants et de biocides – s’ils ne sont d’abord défunts d’un accident de chasse, de voiture ou d’ivresse -, il faudrait s’attaquer à la productivité de nos champs, à l’emploi de nos ouvriers, à nos exportations agricoles ! Et pourquoi pas délocaliser aussi nos productions de betteraves, pommes de terre, céréales, comme le font de plus en plus de pays telle la Chine elle-même ! On croit rêver. Faut-il souligner qu’outre les gains de productivité, les pesticides offrent l’avantage d’une transmission de proche en proche, du producteur au consommateur, permettant ainsi de mutualiser les bénéfices de la production agricole et de nourrir le marché secondaire, mais croissant, du cancer industriel.

3 – De mauvaises têtes prétendent que chez Valeo, à Amiens, les salariés inhalent de l’amiante à pleins poumons. On parle d’une soixantaine de décès. La CGT, qu’on a connue plus consciente des problèmes d’emploi et de défense industrielle, a groupé dans un Collectif Amiante, 200 ouvriers et 148 cadres, anciens salariés et retraités, afin d’obtenir des compensations au tribunal des Prud’hommes. « Au moins de façon pécuniaire puisque la médecine ne peut pas grand chose pour eux », selon Le Courrier picard du 17 février 2012. Encore du pathos et de la sensiblerie. Ces salariés ont choisi leur destin au moment de leur embauche puisque les effets de l’amiante sur ceux qui la manipulent sont connus depuis le début du XXe siècle.

« Jean-Claude a été licencié en 2001 pour incapacité de travail quand son cancer du poumon s’est déclaré »

Ensuite il ne faut pas exagérer l’impuissance de la médecine ; soins palliatifs, antalgiques, morphine, masques respiratoires et bouteilles d’oxygène, tranquillisants et suivi psychologique ; on peut beaucoup de choses pour les patients. Ce n’est pas rien d’ailleurs que de servir à la recherche sur de nouveaux traitements et de contribuer ainsi à l’expansion en général et à celle de l’industrie pharmaceutique en particulier. On garde par là, jusqu’au bout, une chance d’utilité et d’insertion quand tant de personnes âgées se laissent aller et reléguer. Il y a là un héroïsme qui mérite mieux que la Médaille du travail ou les Palmes académiques. Peut-être faudrait-il décerner la Légion d’honneur à ces pionniers des biotechnologies, ou quelque distinction nouvelle et particulière ? La Croix des cobayes ou le Crabe aux pinces d’or. Ce serait tout de même autre chose que les 150 000 € réclamés par leur avocat au titre du « bouleversement des conditions d’existence », plus 10 000 € pour « préjudice d’anxiété ».

On suppose que ce prétendu « préjudice d’anxiété » est lié à la mort de 14 anciens salariés durant la procédure. Les gens font argent de tout de nos jours et les mauvais exemples font école. Forts de celui de Valeo, des ouvriers de l’usine de pneus Goodyear d’Amiens ont porté plainte contre leur direction pour « non-assistance à personnes en danger, homicides involontaires, non-respect de la législation sur les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) » – du carbone utilisé dans la fabrication de la gomme. Les HAP sont des produits dits CMR, pour cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques.

Dans son numéro de mars 2007, la revue Que Choisir ? montre que les pneus Goodyear produits à Amiens et dans les pays de l’Est présentent une tenue en HAP huit fois supérieure à celle des autres marques. Selon Le Courrier picard du 9 décembre 2010, chez Goodyear à Amiens, le père de Karine est mort en 2003 d’un cancer de la gorge, après trente ans de boîte. Jean-Claude a été licencié en 2001 pour incapacité de travail quand son cancer du poumon s’est déclaré. Bernard a découvert son cancer de la gorge un an après sa retraite, en 2000. Vous allez voir que ces drôles vont battre monnaie avec leurs maux de gorge.

Ils ont essayé en tous cas. La CGT a créé en 2011 une association de salariés et d’ex-salariés de Goodyear. Celle-ci réclame la communication par la direction de la liste des produits toxiques employés en production, avec copie à la sécurité sociale. Ces chicaneurs voulaient la reconnaissance de leurs cancers comme maladie professionnelle. Demi gain de cause. L’entreprise écope en octobre 2011 d’une amende de 50 750 €, plus 22 000 € à la CGT. Goodyear condamné pour « manque d’information », les chicaneurs mourront informés – mais de quoi ? Ils l’étaient déjà -, mais sans un sou de plus. Il y a tout de même une justice. Ce serait trop facile que des rapaces ayant perçu toute leur vie, en connaissance de cause, le salaire de leur mort, extorquent in extremis une sorte de prime indue, une retraite caveau. Et puis notre industrie a besoin de tous ses capitaux pour financer son redressement productif.

Le chômage, la précarité et la désindustrialisation
ne sont pas une fatalité.

Le cancer, picard ou forain, n’est que l’envers de notre bonne santé économique ; une corne d’abondance, de progrès et de croissance, que nous devons fortifier de notre mieux. Voyez les estimations du Monde, le quotidien de l’innovation et de la gauche gestionnaire : « Le marché des traitements […] devrait atteindre 92 milliards de dollars (64,5 milliards d’euros) en 2012 [NDR : dans le monde], selon le cabinet Bionest. Sa croissance – estimée à 10,8 % par an – est deux fois plus rapide que celle de l’ensemble du marché pharmaceutique. […] Dans l’hexagone, 900 000 personnes sont traitées pour un cancer et l’on recense plus de 350 000 nouveaux cas par an, selon l’Institut national du cancer ».6 « En 2007, Roche, leader du marché, a réalisé 11 milliards d’euros avec des molécules ciblées contre le cancer. » 7
Le Monde qui insiste le 27 mai 2009 : « La dépollution des eaux contaminées aux PCB, un marché prometteur ». Le pôle de compétitivité rhônalpin Axelera, piloté par Suez Environnement a créé 440 emplois, avec un chiffre d’affaire estimé à 250 millions d’euros pour 2012. « On peut extrapoler à 10 milliards d’euros le marché européen pour parvenir à cet objectif [NDR : de réhabilitation des eaux infestées aux PCB d’ici 2015] », selon Bruno Allenet, le président du pôle. Dans leur ligne de mire, le Rhône, la Picardie et la Seine, trois bassins à traiter de prime urgence. Comment ? Le draguage des rivières disperse la pollution. L’incinération des sédiments contaminés produit des fumées contaminées. La solution la plus sûre est donc, selon Le Dauphiné libéré, « de poser une chape de béton sur le lit du fleuve ou de la rivière, façon sarcophage » 8

Un canal ? Un sarcophage de béton ? Comme à Tchernobyl et sur les dépôts d’ordures nucléaires ? Comment ne pas voir les magnifiques perspectives de marchés publics et d’emploi qui s’ouvrent pour le BTP ? Un secteur encore sous robotisé, qui offre nombre de débouchés à la diversité et aux minorités visibles. Pour revenir à la technopole lilloise, chez nos voisins du Nord, le pôle de compétitivité Eurasanté, dont le slogan est « Entreprendre et réussir » – il n’y a même plus besoin d’espérer -, compte 10 000 emplois dont plus de 1000 chercheurs. Et vous voudriez éradiquer le crabe aux pinces d’or ?

Assemblez des fabricants d’emplois et de cancers, Limagrain, Bonduelle, Mc Cain, Lesaffre ou Roquette, et des industriels de la pharmacie et des biotechnologies, Bayer et Genfit, ainsi vous bouclez ce cercle vertueux de la croissance mortifère qui fait toute notre prospérité.

Le chômage, la précarité et la désindustrialisation ne sont pas une fatalité. Le projet d’implantation d’une usine à viande, à Abbeville dans la Somme, doit nous remplir d’optimisme. Mille vaches engraissées hors sol, sous perfusions massives d’antibiotiques. 40 000 tonnes de bouses par an étalées sur 2700 hectares, c’est la promesse de superbes dysfonctionnements sanitaires et technologiques. Incubations de virus irrésistibles, miasmes, attaques des systèmes immunitaires. Une promesse de symbiose lucrative entre Eurasanté et Euraviande.

Tomjo, le 4 juin 2012

1 cf. Institut de veille sanitaire, INSERM, Francim
2 Source : Institut national des statistiques et des études économiques (INSEE)
3 Le Courrier picard, 2 février 2012
4 cf. « Pesticides, agriculture, environnement », expertise scientifique collective réalisée par l’Inra et le Cemagref
5 Le Monde, 11 mai 2012
6 La lutte contre le cancer devient l’axe de recherche prioritaire des laboratoires, le 4 juin 2009
7 Les molécules contre le cancer, eldorado des financiers, le 11 juin 2008
8 La guerre aux PCB est déclarée. Le DL, 16 février 2009

Publié dans Urtikan > N°52 - 13 juin 2012